VOIR ALEXANDRIE ET MOURIR
Au Caire. À la station Ramsès. Le soleil fait jour. Le jour vient de défaire la nuit. Tout chante et rappelle les airs d’Oum Kalthoum.
Nous étions au second quai, mon frère et moi, à attendre le train de 12h15 pour Alexandrie. Deux jeunes hommes à la coiffure militaire viennent nous demander si nous aussi partions pour Alex. Mon frère qui parle l’égyptien comme s’il était natif de ce pays de grandes Civilisations s’empressa de leur répondre : « aywa in sha Allah » qui veut dire « oui s’il plait à Dieu ». D’ordinaire, les Égyptiens aiment papoter, surtout avec des étrangers. Alors ils ont commencé à poser des questions drôles et fastidieuses : « Entom men aïna ? »= « vous êtes d’où ? » « Juzur al-Qamar », « De l’archipel des Comores » : a répondu mon frère, sourire aux lèvres. « Aywa ! Juzur al-Komor, mosh Juzur al-Qamar !», « L’archipel des Comores se trouve dans l’archipel de la Lune ? » ajoute celui qui me semblait un peu plus âgé. « La’a Juzur al-Qamar mosh Juzur al-komor », répliqua mon frère. Insistant sur cette nuance de point de vue sémantique que graphique, entre Juzur al-Qamar et Juzur al-Komor qui signifie Les Iles de la Lune. Même moi je me suis demandé pourquoi ce monsieur veut-il vraiment que nous soyons des Sélénites; a-t-on sans le savoir des traits lunatiques qui lui font penser à ceux d’êtres qui ne peuvent venir que de la lune ?
La discussion prit de plus en plus un air humoristique. J’ai éclaté de rire, comme j’aime bien rire, quand le Monsieur qui se prenait pour un professeur de géographie dit à mon frère : « Juzur al-Komor a’ala gambi sen’gal !», ari, les Iles Comores se trouvent à coté du Sénégal!! « la’a ya an’mo ! Juzur al-Qamar mawjud fi mohet el hindi, ma beyna Afrikia wa Madagascar», répliqua mon frère : « Non Monsieur ! Les Iles Comores se situent dans l’océan Indien, entre l’Afrique et Madagascar ». Il faut ajouter que la plupart des Égyptiens sont accueillants et aiment bien plaisanter. La conversation risquait de n’en plus finir si jamais une beauté angélique ne traversa le seuil de ce terminal et ne s’arrêta sur le même quai que nous nous trouvions.
C’était une jeune fille non-voilée de taille moyenne, d’une vingtaine d’années. Une beauté orientale au look américain et à l’apparence européenne. Elle avait les cheveux longs et noirs et les yeux revolver. Elle tenait à la main droite une roulette et un petit sac à la main gauche. Elle avait un sourire académique et une démarche un peu diplomatique. Elle portait des lunettes marron, un body à manche longue, un Slim noir et des talons de 90 centimètres de long. Ce qui lui permettait de tortiller les hanches. Ses déhanchements, on aurait dit des vagues qui déferlaient sur mon cœur exilé dans d’autres cieux. Ses déhanchements , on aurait dit ces chants qui défont le monde pour le refaire au goût du peuple , ces chants à la Fairouz. Tout le monde, à la gare, avait les yeux rivés sur elle. Même nos chers bonhommes avaient cessé de blablater. Soudain, ils nous ont dit « ahlan wa sahla fe Masr !», bienvenus en Égypte ! Et ils se sont tous rués vers cette joliesse.
Quant à moi, j’étais juste abasourdi de voir tous ces pauvres gens se transformer en de véritables spectateurs de casting. Cependant, à force de la regarder, la tentation commença à me faire changer de « qibla ». Alors j’ai commencé à contempler ce chef-d’œuvre de l’art moderne tout en faisant profil bas, mais aussi en faisant preuve de circonspection.
Quelques minutes plus tard, accoste le train qui doit nous amener à Alex. Je dis donc « au revoir frère », et je suis monté à bord. Dans le train, il y avait une ambiance certaine. Ça parlait de partout, et comme c’étaient mes premiers jours ici dans le pays des Pharaons, je ne comprenais rien du tout de ce tapage. J’étais impatient d’arriver à Alex afin de revoir à nouveau cette ravissante et charmante jeune fille, tout comme la majeure partie des passagers d’ailleurs. Sentimental, je suis, hein ?
Le cœur
a toujours voulu d’exil
Mais l’âme
demeure sédentaire

Arrivé à Al-Iskandariya (Alexandrie), cette superbe ville égyptienne située à l’Ouest du delta du Nil, fondée en 331 avant J.-C. par Alexandre le Grand. Le trajet dura deux heures et trente minutes. D’emblée, je me suis rendu compte que les Alexandrins sont affables et solidaires que les Cairotes. Puisqu’ici, quand tu demandes le chemin à quelqu’un. Il va te l’indiquer. S’il le sait, sinon il va être franc avec toi. Ce n’est pas comme au Caire, où quand tu demandes un endroit quelconque, on va certes t’orienter, mais faussement. « Combien de fois on m’a donné une mauvaise direction au Caire ?! » Mais cela n’exclut pas le mépris de certains esprits.
Ben ! Revenons à notre histoire. Après avoir perdu la trace de cette « sublime créature », j’ai très vite pris le train d’Aboukir pour me rendre à Asafra. Un quartier populaire situé à l’Est de cette ville. Ici, comme dans les grandes villes du monde, il vous faut beaucoup de patiences. Pour résister aux mauvais coups du destin. Surtout si vous avez la peau à la couleur ébène, tout comme moi. Vous serez donc à la merci de toutes sortes d’appellations railleuses. Mais comme la senteur des belles filles se fait sentir partout alors cela nous fait oublier les soucis quelquefois.
On va donc vous surnommer Bongua-bongua (imitation à la con de je ne sais quelle langue véhiculaire ou plutôt vernaculaire africaine). D’autre vont vous appeler chocolata ou Shikabala(Mahmoud Abdel Razak Hassan Shikabala) une star du football égyptien. Mais comme il est un homme de couleur alors le pauvre fait parti des nôtres hihihihi ! Ce qui est moins agaçant. Mais le surnom le plus célèbre, le plus outrageux est ce fameux surnom « Samara », le « nègre ». Et si on t’appelle de la sorte, tu n’as pas intérêt à te mettre dans tous les états. Et si par hasard tu n’arrives pas à garder ton sang froid, un « bonhomme très gentil, mignon comme tout » viendra vers vous pour vous expliquer «gentiment et amicalement» que ari « el Sam’ra nuso jamal »ce qui veut dire qu’être noir, c’est avoir une moitié de la beauté.
Donc pour résister à tout ça, pour survivre en un mot, j’ai forgé la devise suivante : « A l’étranger on est toujours en danger. Même si on essaie de changer, mais on restera toujours étranger. ». Et cela a marché et ça m’a beaucoup aidé à m’y adapter petit à petit et à m’en passer de tous sortes de désagréments.

Tout au long de la corniche, c’était la besogne de tous les jours. De Bahri à Maamora, en passant par Shatby, là où se trouve la fameuse Bibliotheca Alexandrina. En faisant une pause à San-Stefano. Puis en continuant la route jusqu’au rond point Mohammad Najib. Partout grouillent de cafétérias et de restos bourrés de chichas, d’écran géant pour suivre les musalsalat (les séries télévisées) mais aussi suivre les publicités de bouffe, tout comme dans les panneaux publicitaires. Et comme on aime bien manger, les odeurs des mets disent toujours «ahlan wa sahla !». Ensuite en suivant notre parcours jusqu’au portail du célèbre château et jardin de Montazah (ancien palais du Roi Farouk). On atteint enfin le jardin de Maamora, Je guettais en vain cette mozza (belle fille).
A force de chercher en nœud cette mozza, une collègue m’a fait cette remarque : « t’es amoureux de toutes les filles qui passent au travers … » Je lui ai donc répondue que c’est bien normal. Car je rêve toujours en beauté. Cela m’a permis de garder toujours mon sourire quoique je vive toute sorte d’imbroglios.
Le cœur
a toujours voulu d’exil
Mais l’âme
demeure sédentaire
Après la fac, une foule d’étudiants s’amasse autour du Nafa el Shatby (tunnel de Shatby) en attendant le mashruan (microbus) pour rentrer. Parmi ce beau monde, il y a ceux qui viennent juste pour taquiner les filles ou draguer si l’occasion se présente. D’autres pour tenir compagnie à leur dulcinée. Mais les plus créatifs, les plus intelligents viennent pour faire fortune. Voler les téléphones portables des autres ou les sacs à main des filles. Quant à moi, qui suis toujours en quête de cette fugitive beauté, c’est au milieu de cette grande affluence, comme ailleurs, où je nourrissais l’espoir de revoir cette brillante jeune fille.
Quand le microbus arrive, on se livre à une bataille décisive pour monter à bord. Et c’est en ce moment propice où certains gars malintentionnés, sevrés et frustrés, profitent pour mettre la main sur quoique ce soit, et c’était leur quotidien. J’ai toujours voulu prendre des photos de ces scènes ô combien extravagantes, mais comme les Egyptiens prennent tout photographe étranger pour un pervers, prenant leur cas pour une généralité, je n’ai jamais osé franchir le pas.
J’ai vécu avec cette hantise pendant 3 ans de suites jusqu’au jour où j’ai pris mon courage à deux mains et j’en ai parlé à un ami. Et ce dernier m’a rappelée ce proverbe comorien : « Toshéha nesha haho matso malé kayana baraka » qui veut dire « Contente toi du peu que t’as, l’avidité est un vilain défaut ». C’est donc à partir de ce proverbe que je suis redescendu sur terre !
La lune fait nuit. La nuit vient de défaire le jour. Tout tonne et remémore la subversive intonation des discours de Gamal Abdel Nasser.
Le cœur
a toujours voulu d’exil
Mais l’âme
demeure sédentaire

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